Politique de "rabbaniyya", les prières avant le pouvoir
Dr Saïd Ramadan, 1926-1995
Il n'avait plus appelé depuis un certain temps. Au lieu de son appel téléphonique, la nouvelle arriva : le vendredi 4 août, le Dr Saïd Ramadan est décédé dans un hôpital genevois. Il avait subi une opération intestinale le 2 juillet.
Saïd Ramadan était
un des esprits les plus fins du monde musulman. Vif, analytique et stratégique,
c'était un grand lecteur en anglais, français et en arabe, et il se tenait au
courant des événements qui avaient lieu aussi loin en Indonésie qu'à la porte à
côté, en Bosnie. C'était aussi un écrivain raffiné et un puissant orateur;
malheureusement toutefois, il n'avait pas écrit ces dernières années. Mais il
n'avait pas arrêté de penser et de méditer : cela lui était indispensable.
On peut le décrire comme un homme autodidacte, doté d'un immense réservoir de
pensées intellectuelles.
Né le 12 avril 1926
à Shibin El Kom, à quelque 70 kilomètres au nord du Caire, Saïd Ramadan avait
vu le jour dans une Egypte en plein renouvellement intellectuel et culturel,
inauguré par le mouvement des Frères Musulmans (Al Ikhwan Al Muslimoon), fondé par Hassan Al Banna en 1928. Il était âgé
de 14 ans quand il entendit parler Hassan Al Banna dans une conférence à Tanta,
et rejoignit le mouvement des Frères Musulmans alors qu'il fréquentait encore
l'école secondaire. Après avoir obtenu sa licence en droit de l'Université du
Caire en 1946, le jeune homme plein de promesses fut choisi par Al Banna pour
devenir son secrétaire personnel. Al Banna le nomma aussi pour éditer sa revue
islamique hebdomadaire, Al Shihab.
Mais le 8 décembre
1948, sous la pression de puissances étrangères, le mouvement des Frères
Musulmans fut déclaré illégal par la loi martiale. Ces puissances étaient
fortement inquiétées par l'appel lancé par le mouvement aux gouvernements
arabes, à savoir de déclarer le jihad et de défendre la Palestine. Hassan Al
Banna fut assassiné par des agents du gouvernement le 12 février 1949.
En mai 1948, Saïd Ramadan partit avec des frères musulmans volontaires pour défendre la Palestine. Une nuit, il réveilla le roi Abdullah de Jordanie pour lui annoncer que Jérusalem était sur le point d'être occupée par les gangs de la Haganah et de l'Irgun, et lui demanda d'envoyer l'armée jordanienne en renfort pour aider à défendre la ville sainte. Ce que fit Abdullah et Jérusalem resta libre jusqu'en juin 1967, date à laquelle elle fut perdue, pratiquement sans défense. Cette fois-ci, il n'y avait personne pour réveiller le roi Hussein.
Le roi Abdullah nomma le Dr Saïd Ramadan, chef de la cour militaire de Jérusalem, mais il démissionna après deux mois. Il ne voulait pas être astreint à un tel travail.
Cette même année
1948, Saïd Ramadan s'en alla pour le Pakistan pour assister au Congrès mondial
musulman (Mu'tamar Al'Alam Al Islami) à Karachi. Son nom fut proposé comme secrétaire général du Congrès,
mais cela aurait été un choix trop radical et les sages préférèrent élire
Inamullah Khan.
Saïd Ramadan
demeura au Pakistan et fit partie du nouveau "milieu islamique" du
pays. Il était particulièrement populaire auprès de la jeunesse musulmane et
des intellectuels. Le gouvernement pakistanais l'invita à prononcer régulièrement
un discours dans le secteur arabe de Radio Pakistan, et le Premier ministre
Liaquat Ali Khan (mort en 1951) écrivit la préface d'une de ses brochures.
Et, mettant la coiffe "Jinah" comme il en avait l'habitude, Saïd Ramadan fit le tour des pays arabes en tant qu'ambassadeur culturel du Pakistan, pays qui avait conquis sa liberté au nom de l'Islam, et qui était considéré comme une excentricité par la nation arabe. C'était un Pakistanais "par excellence".
Saïd Ramadan
retourna en Egypte après que le ban contre les Frères Musulmans ait été levé en
1950. En 1952, il commença à publier Al Muslimoon, une revue mensuelle portant sur la pensée
islamique et l'actualité courante. Mais Gamal Abdel Nasser entama en 1954 des
mesures de répression contre les Frères Musulmans, et Saïd Ramadan et les têtes
dirigeantes du mouvement furent emprisonnés. Cependant, Saïd Ramadan fut relâché
après quatre mois de détention suite à l'intervention du Général Naguib, et il
se rendit à Al Quds (Jérusalem) accompagné par Sayed Qutb pour représenter le
mouvement des Frères à la première réunion du Congrès Mondial Islamique d'Al
Quds. Il fut élu secrétaire général du Congrès. Puis, Glubb Pacha le bannit de
Jérusalem et le ban demeura jusqu'à son licenciement en 1955. Il s'était
entre-temps installé à Damas, où il relança en 1956 Al Muslimoon. Saïd Ramadan n'étant pas syrien, il fut édité par
Mustafa Siba'i. Après environ deux ans de va-et-vient entre la Jordanie, la
Syrie, le Liban et l'Arabie Saoudite, il arriva à Genève en août 1958. En 1959,
il obtint un doctorat en droit de l'Université de Cologne, et en 1961, il
commença à publier Al Muslimoon
depuis Genève.
Le journal avait
cessé de paraître à Damas après que la Syrie et l'Egypte se soient unies pour
former la République Arabe Unie. Al Muslimoon avait déjà eu un grand impact sur le monde
intellectuel arabe, mais après son arrivée à Genève, le journal devint un
porte-parole non officiel de la tendance islamique post-coloniale. Il était
admiré non seulement pour le savoir et l'érudition qu'il véhiculait et pour
l'aperçu et l'inspiration qu'il offrait, mais aussi tout autant pour la
puissance, la logique, la grâce et l'éclat de sa prose. La dernière revue de Al
Muslimoon parut en 1967.
A Genève, Saïd
Ramadan publia aussi la première édition de Islamic Law, Its Scope and
Equity (Macmillan, London 1961).
C'était "un livre d'une importance considérable pour les musulmans à
travers le monde", écrivit l'éminent juriste pakistanais A.K.Brohi (mort
en 1987), "particulièrement pour les gens des pays musulmans récemment libérés,
qui, s'étant dégagés du joug de la domination coloniale, ont pour but d'établir
leur propre ordre légal, au lieu de celui qui leur avait été imposé par leurs
maîtres étrangers".
L'Islam n'était pas encore à ce moment-là l'ennemi, et il y avait un réel besoin de rallier tous les croyants en Dieu pour "relever le challenge du matérialisme athée". Saïd Ramadan établit un Centre islamique à Genève en 1961 avec justement ces mêmes objectifs en vue. Il était "dédié au service de Dieu" et voulait lutter contre le matérialisme athée. Le Conseil du centre était constitué par des sommités éminentes tels que Haïdar Bammate, le professeur Muhammad Hamidullah, Maulana Ahmad Zafar al-Ansari, Maulana Abul Hassan Ali al-Nadawi, ainsi que d'autres personnalités du monde musulman. Le Centre islamique de Genève démarra brillamment et quelques-unes de ses premières publications concernant divers aspects de l'Islam en langues anglaise, française et allemande devinrent une référence reconnue et indispensable au sein des communautés nouvelles et naissantes en Europe et partout ailleurs en Occident.
En même temps que
l'intérêt du Pakistan pour une unification du monde musulman déclinait, mai 62
vit naître la fondation d'un nouvel organe islamique international, Rabita
Al 'Alam Al Islami (La Ligue
Mondial Islamique), à Macca Al Mukarramah (à la Mecque). Saïd Ramadan aida non seulement à l'élaboration de la
constitution de l'organisation, il fut aussi un personnage-clé dans sa
formation. La Rabita avait parmi ses membres fondateurs quelques-unes des
personnalités les plus crédibles du monde musulman, dont plusieurs du "Mu'tamar" de Karachi, devenu caduc. L'intérêt de l'Arabie
Saoudite pour la solidarité islamique était à la fois altruiste et politique;
politique, parce que cela l'aidait à faire face à la menace sérieuse constituée
alors par le lien du nationalisme nassérien et du socialisme arabe. Les buts
politiques commençant à court terme à être obtenus, la tendance altruiste
diminua graduellement, spécialement après l'assassinat du roi Fayçal.
Saïd Ramadan
envisagea de créer une chaîne de centres islamiques dans les principales
capitales d'Europe. Il en avait ouvert un à Münich, un autre à Londres (en
1964) avec Riad Al Droubie, Ja'far Cheikh Idris et T. Hassan comme membres de
son conseil. Il conçut ces centres en tant qu'entités populaires indépendantes
de toute interférence et contrôle gouvernementaux. Cela s'avéra irréalisable
puisqu'une grande part du financement provenait de la Rabita. Il ne fallut pas
longtemps pour que se développe une tension entre lui et l'institution
saoudienne. Elle empira après la mort du Premier secrétaire général de la
Rabita, le cheikh Suroor Sabban. Les Saoudiens voulaient avoir leur mot à dire
dans le fonctionnement du Centre et, afin d'arriver à leur fin, la Rabita
n'octroyait plus sa contribution de longs mois durant. Malgré tout, bien que
littéralement "brisé" et subissant de grandes privations, Saïd
Ramadan ne céda à aucune sorte de pressions. La Rabita arrêta sa contribution
en 1971 et toute relation avec l'Arabie Saoudite cessa après qu'un neveu ait
liquidé Fayçal de la scène.
La rupture avec
l'Arabie Saoudite n'avait eu qu'une certaine conséquence matérielle sur son
travail, qu'il surmonta pratiquement totalement. (...) Mais, il lui fut reproché
d'avoir organisé le congrès mondial islamique à Al Quds, d'avoir essayé de détériorer
les relations entre la Syrie et l'Egypte, et il fut inculpé de haute trahison.
Il fut condamné par contumace à trois peines de prison de 25 années chacune. Le
régime nassérien essaya aussi de le kidnapper à Genève et de le rapatrier en
Egypte.
Saïd Ramadan
maintint que son travail politique avait le plein accord du leader des Frères
Musulmans, mais celui-ci était en prison. La mise à l'épreuve des Frères s'est
avérée non seulement singulière, mais aussi démesurément longue, et, au moment
où les choses commencèrent à s'améliorer, deux précieuses décennies avaient été
perdues. Al Muslimoon cessa de
paraître en 1967. Il essaya de le relancer au début des années 1980, mais il était
maintenant handicapé par une santé physique défaillante et un manque de
ressources pour relancer le journal.
Beaucoup d'intellectuels musulmans pensent qu'un magazine ou journal islamique n'est principalement qu'un outil de publication ou qu'un moyen d'attirer l'attention du public sur leurs discours ou leurs écrits. Mais Saïd Ramadan était extrêmement vigilant quant au rôle et à l'importance d'une presse d'information islamique indépendante et crédible, sans laquelle la stratégie islamique était soit vouée aux ténèbres, soit dirigée selon le désir des autres médias.
Il avait été
profondément contrarié quand la revue Impact avait dû suspendre sa parution en Octobre 1990. Il
appela des dizaines de ses amis musulmans à travers le monde et essaya de les
culpabiliser pour ce qu'il considérait être un acte de négligence criminelle de
leur part et les pressa d'aider à remettre en marche le magazine. Il nous
appelait pour savoir si la personne à laquelle il avait parlé environ une
semaine auparavant, avait depuis lors envoyé un quelconque don et, si la réponse
était négative, il s'en retournait la sermonner. Mais il ne se contentait pas
de demander aux autres de faire des dons, il envoyait lui-même une contribution
personnelle quand il le pouvait, et selon ce qu'il avait, je crois, pu mettre
de côté. C'étaient de petites sommes, mais pleines de barakah. L'arrêt d'Impact était tout simplement inacceptable pour lui. Il
appelait à quelques semaines d'intervalle, quand il recevait le nouveau numéro
d'Impact ou quand il éprouvait
le besoin de partager ses pensées sur n'importe quel sujet d'actualité. Il était
toujours instructif de l'écouter ou d'argumenter avec lui.
Saïd Ramadan n'était pas seulement un homme doué d'un savoir prodigieux, d'une connaissance du Coran et des Hadiths, c'était aussi un homme d'une énorme "spiritualité". Les termes qu'il soulignait souvent étaient rabbaniyya et rouhaniyya. Il considérait les crises contemporaines de la société musulmane comme une "crise morale". "Si quelqu'un venait à moi et voulait discuter de la manière par laquelle on pourrait amener un changement dans le monde musulman, je lui demanderais d'abord s'il a prié le fajr", disait-il à ses enfants.
Il accomplit son dernier voyage vers son pays natal avec un passeport diplomatique pakistanais. Il fut autant un ardent "Pakistanais", qu'un Egyptien loyal. Il n'avait jamais accepté le retrait de sa nationalité égyptienne par Nasser. Bien des années plus tard, les autorités égyptiennes lui conseillèrent de faire une demande pour la restitution de sa nationalité, mais il refusa parce qu'il considérait n'avoir jamais cessé d'être égyptien. Il n'adopta pas non plus la nationalité suisse et il resta attaché à son passeport égyptien depuis longtemps déjà périmé. Saïd Ramadan avait souhaité être enterré à Al Madinah Al Munawwarah et à défaut auprès de Hassan Al Banna à l'Imam Shafi'i au Caire. Les Saoudiens ayant refusé l'autorisation, son corps fut enterré à l'Imam Shafi'i, le 9 août. Sa mort a été pleurée par les leaders musulmans du monde entier. Des messages de condoléances furent envoyés par le Président Mubarak, le Président Arafat et le Roi Hussein.
Lui survivent une épouse dévouée, Wafa, fille de l'Imam Hassan Al Banna; cinq garçons, Aymen, Bilal, Yasser, Hani, Tariq; une fille, Arwa; et douze petits-enfants.