Quelle laïcité voulons-nous à Genève ? (Version longue)

« Au nom de Dieu Tout-Puissant », telle est l’expression qui figure, non pas en introduction d’un chapitre sur la sharia et le droit musulman, mais dans le préambule de notre Constitution suisse ! La Suisse, dans son ensemble, n’est pas réductible à la laïcité qui sévit à Genève et à Neuchâtel, tout comme l’islam ne peut être ramené à une conception de vie strictement laïque. Il reste qu’en dehors des questions qui relèvent du dialogue de civilisations, le réalisme nous impose aujourd’hui de répondre à cette question : Quelle laïcité voulons-nous à Genève ?

En novembre 2014, le Rapport du groupe de travail sur la laïcité rendait, à l’attention du Conseil d’Etat, des observations intéressantes, qui mettaient notamment en évidence que « la “ laïcité à la française ” est souvent perçue comme une laïcité “ de combat ” », tout en préconisant que dans notre canton, « une laïcité “ à la genevoise ” est, principalement, une laïcité “ d’apaisement ”, de “ reconnaissance ” et de “ dialogue ”. » Voilà qui était très bien vu. Il s’ensuivit la nouvelle loi sur la laïcité (LLE) proposée le 26 avril 2018 par le Grand Conseil. Là encore, le texte comprend des éléments positifs, qui montrent un souci d’équité : des dispositions sur l’accompagnement spirituel égales pour l’ensemble des communautés religieuses, et non pas seulement réservées à quelques-unes parmi elles ; la prise en compte de la nécessité de lutter contre l’analphabétisme religieux dans le cadre de l’instruction publique ; la notion d’une contribution volontaire. Autre élément louable, le texte insiste : « La neutralité religieuse de l’Etat interdit toute discrimination fondée sur les convictions religieuses, ou l’absence de celles-ci, ainsi que toute forme de prosélytisme. Elle garantit un traitement égal de tous les usagers du service public sans distinction d’appartenance religieuse ou non. » (Art.3-2)

Ce traitement égal ne devrait-il pas signifier que chacun demeure libre d’occuper l’espace public selon ses convictions ? Or, les alinéas qui suivent visent clairement à réduire cette liberté fondamentale, au nom d’une neutralité que l’on veut imposer aux individus en remettant en cause leurs convictions intimes et personnelles, quand en réalité, cette neutralité ne devrait être prise en compte que dans l’exercice inhérent à leur fonction : on demandera ainsi logiquement à un(e) élu(e) d’éviter de se servir de sa tribune municipale pour donner des prêches, mais au nom de quel droit l’empêcherait-on de pratiquer publiquement sa foi ? Dans une société libre, nous ne devrions jamais être tenus d’uniformiser nos apparences, ni de décréter arbitrairement que l’une pose problème, pour autant que l’on veuille bien admettre que la neutralité du fonctionnaire est exigible au niveau de son action, pas de son apparence. Il y a là une intrusion dans la sphère protégée des libertés individuelles et une confusion que favorise actuellement une islamophobie diffuse. Trois alinéas suivent qui visent ainsi à interdire les signes extérieurs signalant une appartenance religieuse non seulement aux fonctionnaires de l’Etat, mais aussi aux membres élus du Grand Conseil et des Conseils municipaux !

Par une lettre transmise à la Commission des droits de l’homme du Grand Conseil le 25 mai 2016, l’Union des organisations musulmanes de Genève (UOMG) avait réagi au Rapport du groupe de travail sur la laïcité, en s’étonnant de l’évidente contradiction qui consiste d’une part à prétendre « protéger la liberté de conscience et de croyance », et d’autre part à limiter la pratique religieuse des musulmanes : « Les femmes sont les premières victimes de ces restrictions, qui ne favorisent pas leur émancipation sociale. La société se prive d’une élite instruite et diplômée des universités suisses et d’ailleurs. A l’époque où l’on parle de l’émancipation des femmes, les musulmanes pratiquantes rencontrent des obstacles pour travailler et avoir un rôle social actif dans la société. » Or, il est clair que la nouvelle loi sur la laïcité aurait pour conséquence de favoriser l’enfermement des femmes pratiquantes chez elles.

Et voici encore un autre article de la nouvelle loi qui pourrait être à l’origine des problèmes qu’il prétend anticiper : « Afin de prévenir des troubles graves à l’ordre public, le Conseil d’Etat peut restreindre ou interdire, sur le domaine public, dans les bâtiments publics, y compris les bâtiments scolaires et universitaires, pour une période limitée, le port de signes religieux ostentatoires. » (Art. 7-1) Là encore, l’UOMG a fait des remarques qui n’ont pas été prises en compte : « Cette loi pourrait être interprétée par des extrémistes de droite, par exemple, comme une invitation à occasionner des troubles dans le secteur public conduisant à des restrictions. Si par exemple un groupe de quelques parents et de quelques meneurs s’indignait du port du voile d’une élève, et qu’il s’ensuive des polémiques comme cela s’est vu en France, avec un assaut de journalistes, cela pourrait-il conduire notre Etat bienveillant à interdire le port du voile à une élève pour une période limitée ? En répétant ce scénario, ceux qui s’opposent aux pratiques musulmanes pourraient trouver là une brèche. En d’autres termes, cet article présente le danger de susciter des troubles publics là où il n’y en a pas. »

L’UOMG n’est d’ailleurs pas la seule organisation qui émet de telles réserves. Après avoir relevé les aspects positifs de cette nouvelle loi, la Plateforme interreligieuse de Genève (PFIR) affirme sur son site qu’elle « s’inquiète en revanche des conséquences, sur le bien-vivre ensemble à Genève, de la disposition interdisant le port de signes religieux extérieurs par les agents de l’Etat en contact avec le public et regrette plus encore celle étendant cette interdiction aux élus au Grand Conseil et dans les Conseils municipaux (en séances plénières). Elle estime par ailleurs que l’article prévoyant le recours à des mesures préventives telles que la restriction, voire l’interdiction, à des fins de sécurité publique, du port de signes religieux ostentatoires n’était pas nécessaire dans cette loi puisque ces mesures sont déjà possibles, en cas de nécessité, selon la législation cantonale en vigueur.»

En résumé et pour conclure, il est évident que si nous voulons préserver l’Esprit de Genève et ce qui fait de notre république un lieu qui respecte fondamentalement le droit de chacun de vivre selon ses convictions, si nous voulons éviter toute forme de restrictions discriminatoires à l’encontre d’une communauté, comme à l’encontre du libre choix des femmes de se déterminer sur leur tenue vestimentaire, il ne convient pas d’accepter cette nouvelle loi avec l’ensemble de ses composantes. Optons pour une laïcité inclusive apaisée, où le juif, le chrétien, le musulman et le libre penseur agissent en respectant les valeurs républicaines qui leur sont communes, et s’engagent sereinement dans un dialogue enrichissant sur tout ce qui fait leurs différences, lesquelles ne seront pas ressenties, parce que ouvertement exprimées, comme une menace.

Cela devrait être possible à Genève.


 Hani RAMADAN

Directeur du Centre Islamique de Genève

Le Temps, 16 janvier 2019

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