Deux visions de la laïcité s’affrontent

Interview croisée L’imam Hani Ramadan défend une laïcité inclusive. Il n’y a qu’une laïcité, rétorque le philosophe Jean Romain, qui doute de la nécessité d’une loi sur la question.

Un face-à-face parfois électrique hier entre le directeur du Centre islamique de Genève, Hani Ramadan (à gauche), et le philosophe et député Jean Romain (à droite), qui ont accepté de débattre d’un sujet brûlant, objet de trois projets de loi à Genève: la laïcité. 

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La polémique a éclaté après la prise de parole récente dans une classe genevoise du controversé Hani Ramadan. Ses propos vis-à-vis des femmes non voilées créent de vives réactions. Cette affaire intervient en plein débat agité sur la laïcité. Petit-fils du fondateur des Frères musulmans, directeur du Centre islamique de Genève, président de l’Union des organisations musulmanes de Genève (UOMG), le Suisse Hani Ramadan, exclu de l’enseignement public, débat de ces questions avec Jean Romain, ancien professeur de philosophie et député libéral-radical.

Pour vous, que représente la laïcité?

Hani Ramadan (H.R.): Il y a la laïcité exclusive, celle que vous représentez, Monsieur Romain, qui va jusqu’à interdire des pratiques. Il y a la laïcité intrusive, qui serait celle d’un Etat se mêlant des affaires religieuses. Ce sont deux extrêmes. Il y a une laïcité inclusive, relevant de «l’esprit de Genève», qui a des implications multiples, accueillant tous les tenants des diverses religions, riche de ses composantes.

Jean Romain (J.R.): Dès qu’on ajoute des adjectifs à la laïcité, c’est un piège: au lieu de la soutenir, on l’affaiblit. Je suis pour la laïcité tout court. Rappelons que la laïcité n’est pas un principe, c’est une loi. Cette loi dit que l’Etat doit rester neutre dans les affaires religieuses et que la religion reste neutre dans les affaires étatiques. L’idée que la religion est privée veut dire qu’elle ne peut pas avoir des prétentions d’intervenir sur le domaine public.

Le projet de loi sur la laïcité du Conseil d’Etat correspond à quelle laïcité?

H.R.: Ce projet actuel va plutôt dans le sens d’une exclusion des pratiques, mais il y a encore une place pour la discussion. L’UOMG a été consultée et a proposé des amendements.

J.R.: Vous reprochez à un projet de loi sur la laïcité d’être laïque, c’est un comble!

Le projet de loi sur la laïcité, combattu par deux autres projets de loi, est-il trop libéral ou trop interventionniste?

J.R.: Des points me paraissent extrêmement problématiques, comme celui de la perception d’une contribution religieuse volontaire. Pour l’enseignement du fait religieux à l’école, quel sera le contenu, comment l’enseigner et qui va le faire? Pire, cette loi découle de l’article 3 de la nouvelle Constitution, disant que l’Etat entretien des relations avec les religions. C’est problématique car ce n’est pas clair. Si cet article n’avait pas existé, on n’aurait pas eu besoin de légiférer.

Vous êtes en train de dire que vous ne voulez pas de projet de loi sur la laïcité?

J.R.: Je ne suis pas loin de le dire. Si l’on a un projet de loi qui pose plus de problèmes qu’il n’en résout, alors il ne faut pas légiférer, car la situation actuelle ne va pas si mal.

H.R.: Aucun problème pour affirmer que l’Etat doit avoir des relations avec les religions: c’est une bonne chose pour favoriser les relations harmonieuses. Cette démarche est l’occasion pour les communautés religieuses de penser une forme de laïcité ouverte qui puisse permettre le libre exercice de la pratique religieuse.

Concrètement, une femme fonctionnaire doit-elle être autorisée à porter le voile?

J.R.: Non. Un service public, dans un musée, une école, etc., n’est pas le lieu où l’on vient déclarer son appartenance religieuse, sous quelque forme que ce soit. Si la personne n’a pas de contact avec le public, cela me gêne moins.

H.R.: Quand on parle de laïcité, du fait de porter ou non un signe religieux, il faut se reporter à l’article 18 de la Déclaration des droits de l’homme: «Toute personne a droit à la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites.» Le voile est une pratique musulmane. Si on l’interdit, on va à l’encontre de la Déclaration des droits de l’homme. Pourquoi une telle déclaration n’est plus applicable quand il s’agit des femmes musulmanes?

J.R.: Mais non, ce n’est pas une violation de la Déclaration des droits de l’homme, parce que l’idée de laïcité impose une retenue dans l’affirmation des signes convictionnels qui garantit à chacun de pratiquer sa religion, de conserver sa liberté de conscience.

H.R.: Pourquoi ne pas vouloir une laïcité ouverte, où chacun, sans contraindre l’autre, sans aller contre les libertés individuelles, peut vivre de la façon qu’il souhaite?

Justement, au Parti socialiste, Sandrine Salerno est favorable à une laïcité où toutes les communautés pourraient arborer leurs signes religieux au travail. Pourquoi pas?

J.R.: Derrière cette idée, il y a une vision multiculturaliste censée permettre à chacun d’exprimer sa conviction religieuse dans toutes les sphères. Pourtant, la laïcité doit s’inscrire dans un cadre étatique.

Pas facile de définir le signe religieux pour réglementer ce qu’un fonctionnaire peut porter ou pas face au public?

J.R.: Je ne crois pas. Si l’on porte une petite croix sur soi, il n’y a pas de problème si elle n’est pas ostentatoire. En revanche, je suis contre le fait qu’une personne enseigne en soutane.

H.R.: Au Canada ou en Suède, les gens sont libres de porter ce qu’ils veulent et cela fonctionne. Il faut montrer un esprit d’ouverture, avec une laïcité inclusive. Vous, vous souhaitez que certains renoncent à leur pratique.

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J.R.: Je ne dis pas de renoncer à la pratique religieuse, mais de faire en sorte que, dans les lieux publics, on ne porte pas de signes ostentatoires.

H.R: Des musulmanes pratiquantes font donc face à une situation où, si elles veulent s’émanciper dans leur travail, elles doivent renoncer à leur religion.

Etes-vous favorable à l’enseignement du fait religieux à l’école, sans prosélytisme?

H.R.: Bien entendu. Je pense que l’analphabétisme religieux est négatif. Comment comprendre la littérature française, Victor Hugo, Albert Camus, si l’on n’a pas de connaissances chrétiennes?

J.R.: Je suis pour. Je suis d’accord que l’analphabétisme religieux est catastrophique pour notre société. Vu l’ampleur du désastre, il a été question d’enseigner le fait religieux, mais on en a fait, pour le moment, un enseignement des grands textes qui n’a pas de sens. Il faut travailler de nouveau sur l’introduction du fait religieux, sans que les représentants religieux en profitent pour re-colonniser notre école et l’espace public. 

Que pensez-vous d’une perception par l’Etat d’une contribution religieuse, reversée ensuite aux organisations concernées?

H.R.: Proposer aux musulmans ce qui se fait avec les chrétiens marque la volonté d’être équitable. Cette question se discutera au sein de l’UOMG.

J.R.: Je ne suis pas d’accord. C’est la pierre d’achoppement du projet de loi sur la laïcité, car il crée des oppositions même au sein des Eglises. Du point de vue philosophique: soit tout le monde doit bénéficier du système, soit personne. Il y a 417 appartenances religieuses différentes à Genève… Mais l’Etat ne va pas être débordé, car il a posé un cadre clair. Du point de vue pragmatique, on constate que beaucoup de communautés organisent des activités intéressantes. Ce sont les bénéficiaires de ces dernières qui seront touchés en cas de coupes. Cela pose problème. Je suis hésitant. Est-ce qu’il ne faudrait pas plutôt mettre cet article dans une loi fiscale?

Cette perception nécessite notamment que les organisations volontaires soumettent chaque année leurs comptes à l’Etat. Le centre islamique des Eaux-Vives jouera-t-il le jeu?

H.R.: Chacune des dix associations membres de l’UOMG restera libre d’aller dans ce sens ou pas. Je ne peux pas m’avancer avant que nous en ayons discuté. La transparence financière s’impose et l’Etat peut s’intéresser à la façon dont les activités religieuses sont gérées. Le Centre islamique n’a pas de problème à ce niveau-là.

On a l’impression que vous, Hani Ramadan, voulez peser dans le processus de décision de l’Etat.

H.R.: Ce n’est pas la question. Avec le climat d’islamophobie qui règne aujourd’hui, on projette sur l’islam des peurs. Le voile est devenu le symbole de représentations fausses qui conduisent au rejet, comme pour les minarets. Interrogeons les musulmans. Ayons un dialogue pour lever les peurs!

La loi divine se place-t-elle au-dessus de la loi civile?

H.R.: Cette question n’a pas de sens. La loi divine, c’est la volonté du créateur. Les lois civiles sont celles des hommes. La loi divine, la charia pour le musulman, tire sa source de la révélation. Remarquons cependant que le musulman respecte les lois de la République, parce qu’elles comprennent la reconnaissance des convictions religieuses.

J.R.: Je constate par ce débat que les fondements de l’islam ne sont pas solubles dans la laïcité. Il y a une résistance. Chez nous, la cité n’est pas sans Dieu, mais les religieux ne peuvent prétendre jouer de rôle dans le domaine public.

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Faites-vous tout ce qui est en votre pouvoir, Hani Ramadan, pour calmer les extrémismes?

H.R.: Prenons par exemple Daech, c’est une imposture qui ne correspond pas aux valeurs de l’islam. Mais un débat important doit avoir lieu pour ne pas confondre l’extrémisme avec les pratiques islamiques.

J.R.: J’admets qu’il y a une méfiance envers l’islam. Mais en vous exprimant dans une école, en rédigeant vos chroniques, ce n’est pas ainsi que vous tempérez les extrémismes.

Jetez-vous de l’huile sur le feu, Hani Ramadan?

H.R.: Je prends position lorsqu’il y a un amalgame entre pratiques de l’islam et extrémismes. L’islamisme est un mot qu’on glisse entre le terrorisme et l’islam. Et finalement, c’est comme une espèce de trait d’union. Or, on va maintenant dans le sens d’une confusion.

J.R.: Je connais beaucoup de musulmans qui estiment que Hani Ramadan ne les représente pas. Mais ils ne veulent pas s’exprimer publiquement.

H.R.: L’UOMG, que je préside, représente quand même environ 20 000 musulmans à travers dix associations.

Hani Ramadan, vous sentez-vous maltraité en Suisse?

H.R.: Non. Je vis à Genève, je me sens Genevois. J’espère que le canton sera un modèle pour les autres. Mais j’espère que Genève ne s’inspirera pas d’une laïcité à la Française, qui stigmatise la pratique religieuse.


«J’explique toujours que la femme n’est pas un objet»

Jean Romain, vous êtes choqué qu’un religieux, en l’occurrence un imam, s’exprime dans le cadre scolaire? 

Jean Romain (J.R.): Evidemment. Nous sommes dans une république où il existe une séparation entre l’Etat et les religions. Dans une école, il faut faire très attention de ne pas faire entrer trois choses: l’économie, la politique et les religions. Ma réaction aurait été la même si un prêtre avait été invité. 

Hani Ramadan, vous, l’enseignant exclu de l’école publique depuis treize ans, avez accepté d’intervenir dans une classe. Est-ce de la provocation? 

Hani Ramadan (H.R.): Je n’ai pas du tout pensé que cela pouvait poser un problème car je reçois, au Centre islamique de Genève, des étudiants qui préparent des travaux. L’école, c’est aussi celle de la citoyenneté. On apprend à vivre ensemble avec les représentants de toutes les religions. 

J.R.: Pour vivre ensemble, il faut comprendre les règles de chez nous. Le Centre islamique est privé. En revanche, l’école est publique. J’ai de la peine à croire que cela ne vous est pas venu à l’idée. Je vous reproche d’avoir accepté cette invitation. 

H.R.: Vous avez une façon dogmatique de penser la laïcité. Qui a décidé que la religion est du domaine privé? Que l’école ne peut inviter tel rabbin ou tel imam pour discuter? Votre point de vue est celui d’une laïcité exclusive. 

Revenons à vos propos tenus en classe. On vous aurait mal compris, Hani Ramadan, vous ne dénigrez pas la femme non voilée en la comparant à une pièce de 2 euros qui passe de mains en mains? 

H.R.: Pas du tout. Je n’ai jamais tenu ce langage transcrit de façon réductrice dans la presse. Au contraire, j’explique toujours que la femme n’est pas un objet. Evidemment, toute femme voilée n’est pas un parangon de vertu. Pas plus qu’une femme plus ou moins habillée n’est nécessairement un démon. 

J.R.: On comprend bien ce que vous voulez dire. Cela signifie qu’on peut s’approprier la femme non voilée sans se gêner. 

H.R.: Pas du tout. 

Propos recueillis par Sophie Roselli et Pierre Ruetschi


Hani RAMADAN

Directeur du Centre Islamique de Genève

Tribune de Genève, 29 juin 2016

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