Pour une laïcité plurielle.

J'ai sous les yeux l'arrêt du Tribunal fédéral (TF) qui soutient l'interdiction du port du foulard islamique pour une enseignante. Il faut d'abord considérer que les cinq juges qui composent la Cour du TF ne sont pas infaillibles. Les intellectuels antireligieux qui crient victoire devraient avoir la décence de considérer que les décisions humaines sont susceptibles d'erreur, et ne sont pas parole d'Evangile.

Car enfin, on vient de légitimer de façon ahurissante une action inquisitoriale qui consiste tout simplement à interdire une pratique religieuse. Mesure qui va à l'encontre de l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ; à l'encontre de l'article 49 de notre Constitution ; à l'encontre de l'article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Pacte ONU II; RS0.103.2).

Quant à l'article 6 de la loi cantonale du 6 novembre 1940 sur l'instruction publique genevoise, qui stipule que "l'enseignant public garantit le respect des convictions politiques et confessionnelles des élèves et des parents", il ne laisse aucunement supposer qu'être juif, chrétien ou musulman, et pratiquer sincèrement sa religion est une marque d'irrespect vis-à-vis de quiconque.

Or, le voile est bien une prescription authentiquement coranique, qui ne fait pas de la pratiquante une intégriste, et l'ensemble de la communauté musulmane de ce pays, toutes institutions et mosquées confondues, est profondément choqué par cette forme de discrimination religieuse dont il s'estime victime.

Ni le Département de l'instruction publique genevois, ni le Conseil d'Etat ni le TF n'ont pris la peine une seule fois de consulter les imams et les représentants suisses musulmans de ce pays avant d'arrêter cette décision.

Aucun débat de nature pédagogique n'a été réellement engagé pour définir jusqu'où va le devoir de réserve d'un enseignant dans le cadre de ses fonctions.

Et surtout la question d'une définition moderne de la laïcité n'a jamais été réellement posée.

En fait le débat sur le sens de la laïcité ne date pas d'hier. C'est la Révolution de 1789 qui a mis un terme à l'Etat confessionnel en France. Et depuis, le terrain choisi de la lutte anticléricale a été l'Ecole, notamment à la fin du XIXe siècle, où Gambetta et Jules Ferry se sont voués à la tâche exclusive "d'organiser l'humanité sans Dieu", selon l'expression présumée de ce dernier.

Dès les années 20, la laïcité, plus sûre de ses acquis, s'est considérablement adoucie et s'est définie moins par son anticléricalisme que par l'idée de pluralisme : le rôle de l'Etat était désormais de rester neutre devant tous, en admettant les différences sans avantager aucune d'entre elles.

Cette lente évolution du concept de laïcité ne s'est pas faite sans heurts. Et aujourd'hui encore, la notion reste floue et mal définie. Les musulmans - et surtout les musulmanes - sont les premiers à en souffrir, parce que chacun y va de son interprétation. En France, ce que l'on interdit dans un département est admis dans un autre. En Suisse, les cantons offrent encore le puzzle d'une laïcité à géométrie variable, et l'arrêt du TF ne repose sur aucune définition précise du concept.

Or, la présence des musulmans en Europe nous offre l'occasion de déterminer de façon concrète le sens de ce terme. Ceux-ci ne voient aucun inconvénient à vivre dans un Etat neutre, affirmant les deux principes de la liberté du citoyen et de l'égalité des droits et des devoirs entre tous. Mais ils ne pourront jamais admettre que cet Etat s'érige en défenseur d'une idéologie qui vise à exclure de l'espace public en général et de l'espace scolaire en particulier les signes des appartenances religieuses.

Loin de défendre les libertés privées, il est une forme de "laïcisme" qui agresse la conscience, et qui cherche à imposer son unique et seul point de vue. Le domaine public n'est pas la seule propriété des athées et des libres penseurs, qui auraient le privilège de le meubler à leur guise, mais il appartient aussi aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans. Et plutôt que de cacher hypocritement nos convictions sous prétexte de protéger la République de futures guerres de religions, nous devrions tous apprendre à vivre ensemble, apprendre à nous connaître tels que nous sommes enfin.

C'est cette "laïcité adulte", pleinement responsable et ouverte aux autres qui doit devenir un modèle pour nos enfants. Et l'Ecole, plus que tout autre lieu, doit y préparer les citoyens de demain.

Nombreux sont les intellectuels pour qui le fait d'exclure la religion de la vie scolaire constitue le garant d'une formation équitable, équilibrée et rationnelle. Mais cette conception n'est-elle pas elle même une option ? Pourquoi voir tant d'agressivité dans le phénomène religieux ? Ce combat que certains prétendent mener aujourd'hui encore, ne devrait-il pas appartenir déjà aux siècles passés, et n'est-il pas temps de donner l'exemple en montrant le plus grand respect pour les convictions d'autrui?

Une telle attitude suppose au moins une réelle humilité, et non pas l'arrogance de ceux qui veulent imposer leur système de pensée.

Oui, nous réclamons une "laïcité plurielle", où l'Islam pourra enfin être compris et respecté. A condition bien sûr que les intellectuels considèrent que le temps des ardents combats de la pensée libre est bien révolu, au moins dans cette partie du monde, et que ce n'est pas faire preuve de courage d'ôter de force le voile d'une musulmane pratiquante ; pas plus que ce n'est une "capitulation" d'admettre qu'elle puisse vivre simplement selon les impératifs de sa foi.

Certains athées et libres penseurs veulent construire le monde extérieur à leur image : sans Dieu, sans signe religieux, vidé de toute forme de spiritualité vivante et visible. Ils ne s'aperçoivent pas assez qu'en cherchant à faire subir aux autres leur façon de voir, ils tombent dans l'erreur que précisément ils condamnent.

Il existe en effet, il faut le dire et le répéter, un fanatisme laïc comme il existe un fanatisme religieux. Ces maîtres de la pensée moderne, assis sur le trône chancelant de la laïcité républicaine à laquelle ils vouent un véritable culte, promulguent des décrets qui visent à chasser du domaine séculier tout ce qui de près ou de loin rappelle l'existence de Dieu.

Il y a Dieu merci, une autre manière de concevoir la laïcité : comme un espace ouvert qui accueille tous les citoyens d'une même cité, avec pour mots d'ordre : ne pas contraindre, ne jamais exclure, admettre la différence, respecter tout être humain - y compris une honnête enseignante musulmane - et vivre dans l'amour du prochain.

Hani RAMADAN

Directeur du Centre Islamique de Genève

Journal de Genève, le 5 décembre 1997

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