Talibans : un éclairage différent

Depuis la victoire éclair des talibans, les commentaires donnés par la presse et les médias en Occident vont tous dans le même sens : il s’agit d’un désastre pour le peuple afghan, mais aussi une menace pour la région qui risque de verser dans le terrorisme. N’existe-t-il pas cependant une autre façon de voir les choses ?

D’abord en observant que des reportages récents montrent des talibans qui maintiennent ouvertes des écoles fréquentées par des jeunes filles, et qui déclarent que, désormais, la filière des études leur est ouverte jusqu’à l’Université, et qui ajoutent que le port de la burqa ne sera pas obligatoire. Des talibans qui une fois la capitale Kaboul prise, affirment abandonner toute idée de vengeance, en avançant qu’ils auront besoin des compétences de chacun, y compris de ceux qui ont largement collaboré avec l’administration américaine. Des talibans qui proposent d’établir des liens et des ponts entre leur pays et les gouvernements étrangers, sans omettre les Etats-Unis et l’Union européenne.

On nous présente par ailleurs l’image de gens terrorisés par la venue des talibans, et on met en avant la perspective d’un afflux de réfugiés. Sur le terrain cependant, les choses se sont passées autrement pour la grande majorité de la population, profondément enracinée dans les valeurs de l’islam : les villes sont « tombées » les unes après les autres sans confrontations majeures. Les Afghans, conscients d’avoir été privés de leurs droits par une administration corrompue au service d’une puissance militaire étrangère, ont accueilli les talibans en libérateurs. Malgré les moyens disproportionnés mis à disposition de l’armée américaine, celle-ci n’a jamais pu venir à bout des talibans parce que ces derniers ont toujours bénéficié du soutien du peuple qui aspire à la paix qui n’est jamais venue de l’extérieur. Il garde dans sa mémoire le souvenir de bombardements américains qui ont visé à de multiples reprises des civils. 

Aujourd’hui, la prudence s’impose pour les Afghans. Il est à craindre que la force armée ne reprenne le dessus selon une stratégie bien concertée : comme les Russes avant eux, les Américains ont été dépassés par la guérilla afghane, et ils n’ont jamais réussi à maîtriser l’ensemble de ce pays. Le choix du retrait est peut-être le prélude d’une agression aérienne de plus grande ampleur, ou en tous les cas de nouvelles tensions savamment orchestrées dans l’ombre, qui permettront de déstabiliser les talibans en soumettant leur régime à des attentats terroristes et une reprise du cycle de la violence. Imaginer que les « grandes puissances » abandonneront la pièce maîtresse que représente l’Afghanistan sur le plan géostratégique est une grossière erreur. Le scénario irakien va-t-il à nouveau se reproduire ?

Cependant, les Afghans ont retiré des leçons des énormes erreurs qu’ils ont commises dans le passé : qu’il s’agisse de la guerre civile entamée au lendemain de la chute de Mohammad Najibullah, en 1992, ou des tensions qui ont accompagné la première prise de Kaboul par les talibans en 1996.  Plus personne, y compris ces derniers, ne veut revivre la même histoire calamiteuse.

Entre nous, citoyens occidentaux et talibans, existe un vaste réseau d’influences qui cache certaines vérités. Ces femmes et ces hommes n’ont-ils pas su résister à l’armée la plus puissante du monde ? On parle d’eux sans jamais leur donner la parole, sinon en y ajoutant des commentaires peu avantageux. Dès qu’il est question d’eux, on tombe dans le registre de la grossièreté. On les diabolise sur la base d’informations qui sont toujours répétées par les mêmes, et que le citoyen lambda ne prend même pas le temps de vérifier, tant ses préjugés sur l’islam ont pris ainsi de l’ampleur. Pourtant, les chaînes arabes où les porte-parole des talibans interviennent actuellement montrent des responsables maîtrisant parfaitement l’arabe et l’anglais, et s’exprimant avec subtilité sur leur volonté de sortir de la guerre et d’entamer une nouvelle ère de dialogue. 

L’avenir nous dira si l’autre camp saisira cette occasion, ou si, décidément, la barbarie reprendra le dessus.


 Hani RAMADAN

Directeur du Centre Islamique de Genève

Le Temps,  Opinion, 24 août 2021


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